L'Alliance du Ciel, du Métal et de la Mer 

   
         

 

 

Elle leva les yeux, et contempla le ciel d’un bleu d’une pureté inégalée. L’été avait à peine commencé, et il faisait déjà chaud. Trop chaud. 

Elle posa son regard sur la plaine qui s’étendait devant elle, parcourue par la ligne sinueuse et brillante de la Melenae, le plus grand fleuve de Caleh, dont le cours était à présent réduit à un lent débit d’eau boueuse. Elle vit l’étendue des champs de céréales, dont les pousses étaient encore jeunes mais qui déjà jaunissaient. Si cette situation continuait, la récolte de cette année serait menacée – et les Ancêtres savaient aussi bien qu’elle ce que cela signifiait. 

La famine. 

Elle s’avança et grimpa au sommet d’une colline à l’herbe sèche et morte, suivie des autres Sages et Sagesses de l’Ordre des Vents. Là, ils attendirent que le soleil atteigne son plus haut point dans le ciel, frappant la terre de sa terrible chaleur, l’air surchauffé pesant comme une nappe de plomb sur la plaine. 

Alors elle se mit à chanter.  

Sa voix fendit les cieux, et lentement, le souffle de la brise s’éleva. Pure, la sonorité de son chant traversa la plaine en un vaste écho, remuant l’air d’une façon d’abord imperceptible. Peu à peu, les voix des autres Sages se joignirent à la sienne, et le vent alors se leva vraiment, soufflant par-dessus les champs de blés. Les Ancêtres, encore une fois, répondaient à leur prière, et se mettaient à danser sur la terre, animant l’air de leur souffle et de leurs rires bienveillants. 

Car à Caleh, nul dieu n’est prié, sinon les âmes de ceux qui vous ont précédé, vos pères, et les pères de vos pères – et la Danse des Ancêtres, le Vent tout puissant, y anime les Cieux, et y égaient les nuages. A chaque fois que meurt un Calehi, son âme s’échappe dans un dernier souffle – et ce souffle se joint à la brise, et s’unit au Vent des Ancêtres. Que les Sages des Vents viennent à chanter, et les Ancêtres alors danseront sur leur musique, animant le Vent, et sculptant les nuages. 

Bientôt, alors que le chant des Sages devint plus puissant, les premiers nuages parurent à l’horizon, d’un blanc d’abord immaculé. Ils s’approchaient lentement, nus par la Danse des Ancêtres, et couvrirent peu à peu le ciel de leur ombre fraîche. 

Alors elle leva les mains vers le ciel, et entonna plus fort le Chant de la Pluie, et les autres Sages avec elle répondirent en harmonie. Le vent souleva sa longue chevelure d’un blond patiné, remuant sa légère robe de toile blanche, caressant son fin visage plein de jeunesse. Les nuages alors s’assombrirent, de plus en plus, jusqu’à ce qu’un éclair soudain déchire le ciel. 

Alors tomba la pluie. Doucement, puis drue, à grosses gouttes. 

Et tous se mirent à rire, laissant les gouttes d’eau rafraîchir leurs visages rougis par le soleil, car la récolte de cette année serait sauvée. La menace de la famine serait repoussée. Et parmi ces rires pointait celui, cristallin, de Linuée, la grande Sagesse de l’Ordre des Vents, qui siégeait au Haut-Conseil de Caleh – et dont les paroles étaient écoutées par le Souverain de ce royaume, Caleh de Grisregard, premier Roi de Caleh… 

Linuée donc rit de bon cœur, sachant que les terres de son peuple produiraient une bonne récolte cette année, et sachant aussi que c’était là le mieux qu’elle pouvait faire, alors que la grande flotte Calehi était au loin, menant une guerre difficile… 

Le Ciel, une fois de plus, accorderait sa bénédiction sur Caleh.

 

   

   

 

   

 

 

La sueur perlait sur son front, glissant le long de son visage en un mince filet de plus en plus abondant. 

Mais il ne s’arrêterait pas. Son travail n’était pas achevé, et il ne cesserait pas son labeur avant d’avoir atteint son but. Le métal hurlait sous ses coups de marteau, mais résistait, encore et encore, et cependant le Forgeron continuait son labeur, modelant, façonnant, sculptant lentement la matière pour lui donner la forme de la perfection. 

Brenian était encore jeune, mais il était déjà Maître Forgeron, produisant les plus belles armes jamais produites par un Calehi. Son talent et sa sagesse étaient tels qu’il fut élu pour lui aussi siéger au Haut-Conseil du Royaume, guidant le Roi Caleh de ses conseils – et il ne faillirait pas à son devoir. 

Peu à peu, se concentrant sur le métal, il perdit tout contact avec la réalité, restant seul face au métal qu’il devait guider. Alors commença l’Enchantement. 

L’art de la Forge était encore jeune en ce royaume, enseigné il y a à peine trente ans par le Roi Caleh aux premiers Forgerons de l’île, mais c’était suffisant déjà pour produire de puissantes armes de Métal et de Magie. Car contrairement aux Enchanteurs des autres Royaumes, ceux qui étaient formés à Caleh étaient avant tout des Forgerons et des Artisans, avant d’être des Mages ou des Erudits. Leur connaissance de la Magie était d’ailleurs extrêmement limitée – seul compte pour eux la vraie maîtrise du Métal, le véritable emblème de la Perfection, et de là la Magie qui imbibe toutes leurs créations. Tout objet créé de leur main se voyait chargé de la plus pure Perfection – au point que les peuples étrangers appelaient cela « Magie » là où les Calehi ne voyaient que maîtrise. 

La fatigue commençait pourtant à se faire sentir, car cela faisait trois jours que Brenian martelait sans cesse la lame d’acier, lui insufflant un peu plus de Perfection à chacun de ses coups, modelant et remodelant couche après couche l’acier qu’il maintenait de ses pinces de Forgeron. La Magie, ou plutôt l’Esprit de Perfection comme l’appellent les Forgerons Calehi, imprégnait lentement chaque parcelle du métal, le renforçant et lui conférant les propriétés des plus grandes armes. 

Et après les coups, vinrent la trempe, puis le polissage de la lame. 

Son esprit entièrement absorbé, le jeune Forgeron ne rendit pas compte que trois autres jours venaient de passer, quand il s’arrêta enfin, contemplant la lame étincelante, et sourit d’un air satisfait. Il la mit alors de côté, près des dizaines d’autres qu’il avait forgées avec la même ardeur, prête à être utilisées par les soldats du royaume. 

Il soupira, son labeur accompli, puis se remit au travail.

 

   

 

 

   
 

 

Jad contempla l’horizon, le regard inquiet. 

Il était debout sur son balcon, dans le bâtiment de la Guilde des Marchands Calehi, guettant l’arrivée de ses navires. Les réserves de nourriture de la capitale, Fynh Caleh, étaient bientôt épuisées, et la cité devrait affronter une nouvelle crise de disette si les vaisseaux commerciaux de la Guilde ne se pressaient pas. La guerre avec Beltando était la plus grande crise qu’avait connu le jeune royaume depuis sa naissance, mais le sage Roi Caleh de Grisregard affrontait la guerre avec la plus grande maîtrise. Ces immondes pirates regretteraient leurs assauts. 

Jad se rappela la première année de la guerre, lorsque les vaisseaux de Beltando commencèrent à s’en prendre à tous les navires de Caleh, pillant d’abord les cargaisons, puis commençant à s’en prendre aux cités portuaires. Le résultat fut la plus grande famine qu’ait connu le royaume depuis sa création. Des milliers de personnes moururent de faim, et même l’Ordre des Sages des Vents ne put soulager la douleur du peuple qui gémissait face à la cruelle disette. 

Le Roi Caleh répondit diplomatiquement d’abord, mais lorsque la tête de son émissaire lui fut renvoyée dans un coffret de bois noir, il n’eut plus d’autre choix que de déclarer la guerre à Sol Gio, le Seigneur Pirate. La flotte de Beltando était redoutable, usant de raids et de tactiques de harcèlement pour épuiser la flotte Calehi – mais les tacticiens de l’amirauté, après plusieurs premières défaites cuisantes, reprirent rapidement le dessus, notamment avec la guidance du jeune Prince Pyram, qui mena la flotte de Caleh de victoire en victoire. Les talents de Marin et de stratège de l’héritier du trône étaient remarquables, et sans égaler ceux de son père, il promettait beaucoup. 

La guerre avait connu un nouveau revirement ces dernières semaines : les pirates de Beltando avaient tenté une contre-attaque qui avait détruit les deux-tiers des navires de commerce de Caleh, coupant l’approvisionnement en nourriture de la capitale du royaume, Fynh Caleh. Le Patron de la Guilde des Marchands avait du user de subterfuges et redoubler de ruse pour pouvoir faire passer les quelques navires qui restaient : ces derniers étaient à présent impatiemment attendus, car leur cargaison de vivres était d’une importance vitale pour le Royaume. 

Le devoir de la Guilde des Marchands était d’assurer l’approvisionnement du royaume en nourriture, et Jad avait beau diriger la Guilde depuis six mois à peine, il ne faillirait pas au devoir qui lui revenait. Un siège au Haut-Conseil était une grande responsabilité, car des milliers de vies dépendaient du succès de son entreprise. Serrant les poings, il prononça une prière aux Ancêtres, leur demandant de faciliter le voyage des navires que tous les Calehi attendaient. 

Soudain, le vent souleva la brume matinale qui couvrait l’océan, révélant de minuscules points à l’horizon. Jad s’empressa de brandir sa lunette : les navires ! Ils étaient arrivés ! Le Patron de la Guilde des Marchands éclata alors d’un grand rire de joie, puis s’empressa d’adresser un courrier au Roi, d’une écriture vive : 

"Majesté,  

Tout va bien ici, le réapprovisionnement du Royaume vient d’être assuré. Vous pouvez mener notre flotte à la victoire, sans vous inquiéter outre mesure pour nous. Que le Ciel, le Métal et la Mer vous accordent leur bénédiction ! 

Votre dévoué serviteur,

Jad, Corsaire et Patron de la Guilde des Marchands."

 

   

         
 

 

La mine sombre, il parcourut les plans dressés sur sa table. Nolan, Second Amiral de la Flotte Calehi, réfléchissait aux prochaines manœuvres de ses navires. La tactique dictée par le Prince Pyram était audacieuse, mais cela pouvait marcher. Réunir tous les Maîtres Ecume du royaume dans une même flotte était un pari extrêmement risqué – leur perte risquerait d’être irréparable, cependant… 

Cela devait marcher. 

Ils n’auraient pas de deuxième chance, de toute manière. La Flotte Calehi, comme celle de Beltando étaient aujourd’hui réduites de moitié, et le prochain coup décisif assurerait la victoire de l’un des deux camps… 

On frappa à la porte de sa cabine. Un jeune enseigne, venu lui annoncer que l’aube était sur le point d’arriver. Il acquiesça silencieusement, et suivit le jeune marin sur le pont. Il contempla la mer houleuse, et sentit les vents qui gonflaient les voiles de son galion, ses vêtements de toile sombre claquant aux vents capricieux. Les nuages s’accumulaient dans le ciel au-dessus des navires Calehi, alors qu’ils approchaient de la ligne de défense de Beltando. Leurs navires apparaîtraient bientôt. 

Nolan étendit alors ses perceptions, sentant le vent au-dessus de lui, et les courants marins au-dessous de lui, ne faisant plus qu’un avec le Ciel, et l’Océan. Il était de la lignée des Maîtres Ecume, l’ancienne noblesse de Caleh, et siégeait actuellement au Haut-Conseil comme représentant de la Noblesse. Encore une fois, ses pouvoirs de maîtrise sur l’Océan permettraient à ses navires de vaincre ses ennemis. 

Ses perceptions rencontrèrent la pensée des autres Capitaines, les autres Maîtres Ecumes qui commandaient les navires qui accompagnaient son galion. Tous entrèrent en résonance, et en appelèrent alors au pouvoir de l’Océan. Le pouvoir des Maîtres Ecume est aussi ancien que l’île même de Caleh, commandant aux courants de la mer et aux tempêtes dans le ciel, et il avait toujours assuré sa suprématie aux navires Calehi. Les érudits des autres nations d’Asvard ont pris pour habitude de les désigner comme des Mages Elémentaires, mais les Maîtres Ecume étaient à la fois plus, et moins que cela. 

Leur « Magie » de l’Océan ne fonctionnait pas selon un apprentissage sec et studieux, dans les livres et les bibliothèques. Elle venait de la communion avec l’Esprit de l’Océan lui-même, pur instinct. Les Maîtres Ecume étaient des hommes et des femmes ombrageux, aussi profonds que l’Océan qu’ils aimaient, et aussi terribles dans sa colère. Leur Magie était instinctive, et ne pouvait s’inscrire dans le cadre d’un enseignement classique comparable à celui des Mages des autres nations. 

Plus que cela, la Magie des Maîtres Ecumes était liée au sang – car seul quelqu’un issu du sang de la noblesse Calehi pouvait développer cette affinité avec l’Océan, bien que personne n’en connaisse la raison. 

Les navires ennemis apparurent alors, ombres menaçantes à l’horizon, et bientôt les premiers coups de canon retentirent. 

Nolan se concentra alors, et l’Océan répondit à son appel. 

Les nuages s’assombrirent, et une pluie torrentielle s’abattit soudain sur les deux flottes, et des éclairs zébrèrent les cieux tourmentés. Les courants marins s’accélérèrent, et les navires Calehi redoublèrent soudain de vitesse, portés par l’Océan qui les guidait, esquivant sans difficulté les coups de canon. Nolan leva les bras au ciel, serrant les poings, et soudain la foudre s’abattit sur les navires pirates les plus proches. La tempête se déchaînait, et les navires de Beltando résistaient comme ils pouvaient, mais bientôt la moitié d’entre eux se retrouva en feu, frappés par les éclairs, ou bien disloqués par les terribles vagues invoquées par les Maîtres Ecume. Une telle concentration de Maîtres Ecume en un même endroit donnait lieu à une furie si violente des Eléments que peu d’entre eux se souvenait avoir jamais assisté à un tel spectacle auparavant. 

Nolan soudain éclata d’un rire grandiose, sentant la puissance de la tempête et de l’Océan le parcourir, et il se laissa aller à cette puissante sensation que lui procuraient les Eléments. Les autres Maîtres Ecume se joignirent à ce qui était désormais un rire de victoire. 

Car la flotte Calehi venait effectivement de remporter une victoire décisive. Encore une fois, l’Océan avait protégé Caleh de ses ennemis.

 

   
         

 

 

Il était encore agenouillé devant le cercueil quand il les entendit derrière lui. 

Les Haut-Conseillers du royaume. Linuée de l’Ordre des Vents, Brenian de l’Académie des Artisans, Jad le Patron de la Guilde des Marchands, et Nolan, Amiral et Maître Ecume, tous étaient là, derrière lui. 

Il se releva lentement, séchant rapidement ses larmes d’un revers de la main, et se tourna vers eux, adoptant l’attitude qui convenait à un Roi. Ils étaient venus lui porter leurs condoléances, et ils les accepta, un sourire amer sur les lèvres. Le corps de son père, Caleh de Grisregard, premier Roi de Caleh, gisait dans un cercueil de bois précieux, ici, dans la soute du galion royal en partance pour la capitale. 

Il parla un long moment avec eux, puis remonta sur le pont du navire, les Haut-Conseillers sur ses talons. Contemplant Beltando, la cité pirate vaincue, il dit, sur un ton sec : 

"Qu’on détruise cette maudite cité, et que jamais le nom de Beltando ne reparaisse."

Linuée et Jad frémirent en l’entendant. La Sagesse intervint : 

"Majesté, je comprends votre affliction, mais la cité de Beltando est encore pleine de ses habitants, et…
- Qu’ils meurent, comme ils ont causé la mort de mon père."

La voix de Pyram était grave, et son ton des plus sombres.  
"Mais, Majesté, des innocents vont mourir ! Nous ne pouvons…"

Il jeta à Linuée un regard d’un gris glacé, aussi froid qu’un terrible hiver.  
Elle se tut soudain, devant ce regard. Jad lui aussi semblait gêné par la décision de son nouveau souverain, mais il s’abstint d’intervenir. Nolan restait silencieux, le visage grave – quels que soient les ordres de son Roi, il obéirait. Ce fut Brenian le Maître Forgeron qui brisa le long silence qui s’ensuivit : 
"Majesté, est-ce vraiment ce qu’aurait souhaité votre Père ?"

Pyram se tourna vers le jeune Forgeron. Ils avaient à peu près le même âge, et étaient des amis de longues date. Un nouveau silence pesant s’installa, puis le nouveau Roi dit : 
"Soit, je vous accorde deux jours pour évacuer la ville. Après quoi je donnerai l’ordre aux Maîtres Ecume d’engloutir cette cité maudite."

Les Haut-Conseillers alors se retirèrent, et Linuée comme Jad s’empressèrent d’organiser l’évacuation générale. Ces gens ne méritaient pas la mort, car un seul était vraiment coupable, le nouveau Roi venait de s’en rendre compte.  

Pyram accrut sa poigne sur la lance de son père – sa propre lance désormais. Serrant les dents, il se jura de retrouver Gailmark, le meurtrier de son père. Il jura d'y parvenir, dût-il écraser tout l'Empire de Kerlande s'il le fallait. 

Oui, il le retrouverait, et il lui ferait payer.