III. L'Autre Prince

De nouveaux hurlements de souffrance l’arrachèrent au sommeil, cris abominables résonnant dans les couloirs du palais, plongés dans les ténèbres de la nuit.
Encore une fois.

 

   

 

Il s’éveilla brusquement, plaquant ses mains contre ses oreilles. Il avait beau faire, il continuait de tout entendre. Les échos de la douleur des torturés résonnaient inlassablement à travers les sombres couloirs du palais impérial, de jour comme de nuit, et quoiqu’il fasse, ils parvenaient toujours à ses oreilles. 
Cela avait toujours été ainsi.
Le prince Finnmark de Kerlande se redressa sur son lit, inspirant profondément l’air du soir. Son cœur continuait de battre avec force, et il se força à se calmer.
Les ténèbres dans lesquelles il était plongé ne l’effrayaient pas, il en avait toujours été ainsi. Le dernier fils de l’Empereur de Fer Noir était aveugle de naissance, et c’était un destin qu’il avait depuis longtemps accepté. Non, c’étaient ces hurlements qu’il ne pouvait plus supporter. Depuis toujours, il les entendait, cris d’agonie, gémissements de douleur, et plaintes sans fin.
Finnmark se leva et fit quelques pas vers le balcon. Il connaissait le palais et savait s’y diriger, malgré sa cécité. Ses autres sens palliaient largement ce défaut.
Et ils le pallient trop bien, parfois, se dit-il.
Son ouïe était effectivement si aiguisée qu’il entendait sans cesse les hurlements des torturés retenus dans les niveaux souterrains du palais impérial. Sans arrêt, de jour comme de nuit.
Et tout cela l’écœurait.
Mais il prenait bien soin de n’en rien faire savoir. Que dirait sa famille si elle connaissait ses sentiments ? Il avait beau réprouver la souffrance humaine, son attachement à ses proches et sa loyauté envers la couronne impériale ne faisaient aucun doute. Alors il gardait le silence.
Soudain, un bruit dans la cour du palais attira son attention, le bruit d’un cheval au galop. Il reconnut le cheval de son frère, Gailmark, et se pencha en avant. Il était déjà de retour ?
Le vent était frais, mais son murmure ne l’empêchait pas d’entendre. Il perçut le son de la voix de son frère aîné. 
Oui, c’était bien lui, et il revenait sans doute faire son rapport à leur père sur la conquête des Royaumes de l’Ouest. Finnmark retourna dans sa chambre, chercha ses vêtements et s’habilla, seul, comme il avait appris à le faire, et descendit dans la salle du trône, où son père et son frère devaient déjà être en train de discuter. 

 

   

         

 

 

"COMMENT ? Tu oses me dire que nos troupes ont été refoulées ?"
Heinmark de Kerlande, l’Empereur de Fer Noir, se leva de son trône, dardant son fils aîné d’un regard sombre de menace. Il s’avança vers son fils et leurs regards rouges se croisèrent.
"Père, j’ai tué de mes mains le Roi de caleh, mais…
- Mais ?
- Un monstre s’est interposé, et la victoire nous a échappé… Une bête terrifiante, mi-humaine mi-dragon !
- Que me dis-tu là ? Une créature mi-homme mi-dragon ?"
Le regard de l’Empereur se perdit dans le vague un bref instant.
"Etait-ce le fils du Roi de Caleh, celui qu’on nomme Pyram ?
- Oui, Père. Je ne sais comment il a réussi une telle métamorphose, mais des ailes lui ont poussé au milieu de la bataille, et sa force n’était plus humaine, dépassant même la mienne !
- Ha ha ha… La force seule n’a jamais assuré une victoire, Grand Frère."

 

   
         
   

 

Ils se retournèrent, sentant le léger parfum si familier d’Alteia, la fille cadette de l’Empereur, emplir la pièce. Elle s’avança vers eux, vêtue d’une longue robe de chambre de soie blanche. L’éclat dans ses yeux rouges défièrent la lueur de ceux de son frère aîné. Elle rit.
« Le Prince Pyram semble doté d’un don remarquable. J’ai donné des ordres à mes espions à ce sujet, et je devrais bientôt recevoir leur réponse… »
L’Empereur regarda ses deux enfants.
L’éclat rouge de leurs yeux était le sien. L’iris sans couleur, dévoilait la teinte écarlate du sang qui coulait dans leurs veines. Un héritage familial, légué de génération en génération depuis des millénaires. Ainsi étaient les Empereurs de Kerlande.

 

   
         

   

Il retournait vers son trône quand il vit la silhouette discrète, sur le côté, de son troisième enfant.
Finnmark.
Son fils aveugle.
Lui aussi avait les yeux rouges, mais sans pupille.
« Alors Finnmark, toujours à écouter ? »
Une lueur cruelle parut dans les yeux de l’Empereur.
« Oui, Père. Je ne voulais pas vous interrompre. »
L’Empereur de Fer Noir retourna s’asseoir dans son trône. Il les regarda un moment, tous les trois.
Ses Enfants.
Ses Héritiers.
Il jeta un regard vers Finnmark, et parla :
« Finnmark, tu vas prendre le commandement de notre flotte. Je veux que tu partes dès demain pour l’Océan Intérieur. La flotte Calehi doit déjà être partie à l’heure qu’il est, et malgré l’échec de ton frère, j’ose espérer que tu ne me décevras pas.
- Bien Père. Je m’assurerai de notre victoire. 
- Quant à toi Alteia, pars pour les Cités Libres. Occupe-toi de mater la population d’Alquaranh.
- Oui, Père.»
Gailmark tremblait. Il jeta un regard haineux vers son petit frère, ce faible qui hantait depuis toujours les couloirs du palais. Maudit soit-il. Il venait de lui ravir le commandement des armées.
« Et toi Gailmark, tu vas accomplir une mission pour moi. Je te confie l’un de nos meilleurs bataillons, et tu iras à l’Est, dans les anciennes plaines. Là se trouve Fereim, la Terre Grise. Dans le palais de sa royauté disparue, je veux que tu découvres et me ramènes le trésor des Anciens Rois.
- Oui, Père. Il sera fait selon votre volonté. »

L’Empereur de Fer Noir se redressa sur son siège.

« A présent, partez, mes enfants, et exécutez ma volonté. »

 

   
         
   

 

Le Prince Aveugle était le plus brillant stratège de l'Empire. Un bandeau de soie rouge autour des yeux, il s'était révélé capable des plus grandes prouesses tactiques, et ce, dès son plus jeune âge. Aucune armée menée par lui n'avait été vaincue.
Aucune.
Même l'Empereur lui-même devait le reconnaître. 
Ce dernier regarda ses enfants partir chacun de leur côté.
Finnmark réussirait sans doute là où la force brute de Gailmark avait échouée. Face à un Pyram aveuglé par la vengeance, son aveugle de fils était lui-même la meilleure réponse. Car, derrière les yeux sans pupille de son benjamin, se cachait le plus terrible des généraux, un homme bien capable de conquérir un monde qu'il ne verrait jamais...