IV

   
         

   

Année 1086 du Calendrier de la Faille, fin de l'été. 

Il marcha, lentement, le long de la grande rue du village désert. Il était arrivé trop tard, ici aussi. Le soleil frappait avec force, rendant l'atmosphère étouffante. 

Il savait qu'il était arrivé trop tard, à cause de l'odeur. L'humeur pestilentielle qui couvrait le village était une preuve suffisante pour indiquer que plus aucun être vivant n'était là pour enterrer les cadavres ou les incinérer. 

Il soupira. 

L'épidémie de Peste Rouge avait frappé comme dans quinze autres villages de la région, avec une puissance et une soudaineté presque surnaturelle. Le Clan Gogenso, maître de ces terres, était impuissant, et on parlait déjà d'une mise en quarantaine complète des terres du Clan. 

Le vieil homme s'arrêta. Il avait entendu un bruit. 

Il s'approcha d'une masure à l'orée du village. Il surprit un petit garcon, sans doute agé de sept ou huit ans, en train de traîner un sac presque aussi grand que lui. L'enfant le vit, et s'immobilisa, le fixant silencieusement. 

Le vieil hopmme se rapprocha, de sa démarche toujours paisible. L'enfant ne paraissait pas effrayé, mais au contraire, une immense lassitude semblait occuper ses traits. 

"Bonjour, Enfant. 
- Bonjour, Grand-Père. 
- Es-tu seul ? 
- Non. Je m'occupe de ma famille. 
- Tes parents sont toujours vivants ?" 

Sur ses mots, l'enfant lui fit signe de le suivre, trainant le gros sac. 

"Qu'y a-t-il dans ce sac ? 
- De quoi manger, pour mes parents, mes frères et ma soeur. 
- Ce que tu fais t'honore. Laisse-moi partager ton fardeau." 

Ils arrivèrent jusqu'à une cabane, à l'écart du village. La famille de l'enfant devait être très pauvre, à voir l'état de sa demeure. 

L'enfant traina le sac jusqu'à l'entrée, puis le fouilla et en sortit un sac de riz. Il courut alors jusque dans la maison, criant : 

"J'ai ramené de la nourriture ! J'ai ramené de la nourriture !" 

Personne ne répondit cependant, et le vieil homme fronca du sourcil. Il pénétra dans la maison à la suite de l'enfant, se doutant déjà de ce qu'il verrait. 

L'enfant était agenouillé devant l'âtre au centre de la pièce, commencant à préparer le riz. Au fond de la pièce, alignés les uns à côté des autres, sept cadavres, immobiles, à la teinte marquée parune pourriture croissante. 

Le vieil homme s'approcha de l'enfant, qui continuait de vaquer comme si de rien n'était. 

"Cet enfant est en train de sombrer dans la folie, se dit il, et je me dois de l'aider. Il sera le seul à survivre." 

Le vieil homme s'approcha de l'enfant, et dénoua le ruban de soie rouge avec lequel il retenait son sac. Il en sortit une petite fiole, et demanda à l'enfant s'il accepterait de se faire examiner. L'enfant renacla d'abord, puis se laissa faire. 

Il s'apercut que les marques de la peste rouge avait frappé l'enfant, mais qu'il avait récupéré. Seul. Ce seul fait étonna le vieux médecin, qui venait de trouver là le premier individu à guérir de la maladie de lui même. 

Le processus de guérison de l'Esprit fut plus long. L'enfant refusait de croire que sa famille était morte. 

"Ils sont endormis, et ils se réveilleront quand j'aurai fait suffisamment à manger !" 

Cela n'arriva pas. Une semaine plus tard, le vieil homme quitta le village abandonné avec l'enfant, dont il fit par la suite son apprenti. L'enfant se révéla doué, et, à la mort du Maître, l'élève reprit son nom, et continua de servir la cause que lui avait enseigné le vieil homme. Il devint un médecin réputé, et il fut amené à servir des personnalités importantes. 

Mais l'enfant n'oublia jamais, ce doux baiser que la Peste lui fit, alors qu'elle emportait les gens qu'il avait aimé. Non, il n'oublia pas. Il n'oublirait jamais. 

Cet enfant, c'était moi. 

Extrait des mémoires de Samu Jiro, reconstituées après sa mort à partir de ses divers écrits et journaux.

 

   

         
   

Eshin attendait, calmement, que l'artisan sortât de son atelier. Ce dernier s'inclina une nouvelle fois : 

"Si vous voulez bien me suivre..." 

Eshin le suivit dans une chambre à l'arrière de l'échoppe. Une fois assis, il tendit à l'artisan le poignard qui avait servi à planter la lettre de menace à l'encontre de la Princesse Pimiko. 

L'artisan forgeron examina silencieusement la lame, caressant son tranchant, sondant sa garde. 

"Pouvez-vous me dire qui a forgé ce poignard ? 
- Hai. Cette arme a été forgée par un maître forgeron que je connaissais très bien. Je peux même vous dire à qui il a appartenu. 
- Oserais-je vous demander son identité ? 
- Oui, il s'agit du père de la Princesse Pimiko. Ce poignard fut un cadeau de l'Empereur à son égard. Je suis étonné, car nous croyions tous ce tanto disparu il y a des années de cela, lorsque les terres du père de la Princesse Pimiko furent frappées par la Peste Rouge. Les désordres qui ont eu lieu à l'époque avaient fait perdre la trace d'un certain nombre des possession de la famille de la Princesse. 
- Je comprends. Je vous remercie, je suis à présent votre obligé. 
- Oh, ne vous troublez pas pour un petit commercant comme moi. Promettez-moi simplement de commander votre prochaine lame dans mon échoppe, et ce sera mon tour d'être votre obligé." 

Eshin quitta l'échoppe de l'artisan forgeron, se dirigeant vers le Palais du Shogun où il devait retrouver Ryu et Samu. Ainsi ce poignard avait appartenu au père de la Princesse. Par Zanonai, il aurait gagné beaucoup de temps en l'interrogeant directement, mais sa volonté de la protéger lui avait fait perdre du temps. 

Leur ennemi était caché quelque part, ici, dans l'enceinte de la Cité Impériale, et il venait peut-être de perdre là la seule chance de le retrouver. 

Il devait voir la Princesse, et se hâta.