II

 

   

 

Il inspira profondément, à plusieurs reprises, préparant son corps à l’épreuve qu’il allait lui faire endurer. Il se sentit prêt, finalement, et plongea soudain sous les vagues.

Depuis deux jours, Nei était en quête de lumière.

Le jeune homme était connu pour être l’un des meilleurs Eclaireurs de la tribu, et il en retirait une certaine fierté, sans jamais oublier vraiment l’importance de ce qu’il faisait, pour la tribu et les siens : pas un jour ne passait sans qu’il ne se rappellât à lui-même ses nombreux devoirs d’Eclaireur. Ses propres parents étaient morts en assumant ces mêmes devoirs, et il ne déshonorerait pas leur nom. Il était le dernier des Nei, de sorte que plus personne ne connaissait son nom entier : il était « Nei », tout simplement. 

Il descendit plus profondément, encore et encore, rencontrant plusieurs bandes, d’assez faibles effectifs, de Göen. C’était bon signe. Les Göen se nourrissaient eux aussi de Karill, et leur présence ici indiquait peut-être celle des petites créatures rouges. Un vieux Göen passa tout près de lui, nonchalamment. Les Göen, surtout les plus anciens, étaient chassés pour leur cuir, d’une grande qualité, résistant et imperméable, et la peau du spécimen qui venait de passer, d’un beau gris, était magnifique.

Nei retint son envie d’user de son coutelas d’ivoire, et prolongea sa recherche.

Les bancs de Karill étaient en général immenses, mais rares. On les trouvait toujours migrant entre deux eaux : l’énorme masse de petites créatures à la carapace rougeâtre suivait les déplacements de la lumière à la surface, et elles étaient les meilleurs pisteurs d’Eclaircies. Les hommes vivaient depuis des générations en suivant les bancs de Karill, et donc la lumière.

La tribu de Nei suivait son propre banc il y a plusieurs semaines, mais les récentes tempêtes leur avait fait perdre toute trace des précieuses créatures... Plusieurs Eclaireurs arpentaient donc les eaux depuis quelques jours, mais ils n’avaient toujours rien trouvé. C’était grave, car certains arbres du Verger commençaient déjà à dépérir, et l’inquiétude se faisait croissante.

Et pourtant, Nei en était certain : bientôt ils retrouveraient la lumière, et les arbres refleuriraient, loin de la pénombre de ce monde.

   

         

 

 

Lahn serra les dents : il ne leur montrerait pas sa peur.

Il était là, à quelques pas du grand vide qui s’étalait sous l’Arche, attendant l’exécution de sa condamnation.

Son père avait eu raison : les Sages du Concile avaient ignoré ses arguments, et refusé de l’écouter… 

Il n’aurait jamais dû s’emporter comme il l’avait fait. Des gardes l’avaient attrapé, et il fut déclaré Hérétique au culte des Machines. Un tel verdict lui parut incroyable. La foule en fut surprise elle-aussi mais resta docile, comme d’habitude avec les décisions du Concile. Son père en fut brisé, et céda sous la pression : il brûlerait ses écrits et abandonnerait ses recherches actuelles… Le vieil homme avait d’abord insisté pour qu’on annula la condamnation en échange, mais lui, Lahn, avait refusé de revenir sur ses opinions.

Non, il n’abjurerait pas.

Jamais.

Il serra contre lui le sac de toile blanche que son père lui avait donné, peu avant l’heure de son exécution. Il aurait tellement voulu pouvoir lui parler plus longtemps…

« Ecoute moi bien, Lahn. Dans ce sac tu trouveras de quoi t’aider, une fois sous les nuages… Nous avons tous les deux une idée de ce qu’il y a en bas, mais la hauteur est trop grande pour que tu survives à une telle chute… J’ai passé trois jours à créer ceci : une fois dans le vide, compte jusqu’à douze, puis arrache ce cordon qui dépasse. J’espère que cela fonctionnera et que mes calculs sont justes… Mon Fils, tu vas peut être devenir le premier homme à découvrir ce qu’il y a sous les nuages. Tu n’imagines pas ce que… Enfin… Je t’en prie, prend soin de toi…

-         Père, je… Je suis désolé pour…

-         Ne t’inquiète pas. Tu as montré plus de courage que moi en affrontant le Concile : essaie seulement de survivre en dessous, et peut-être qu’un jour le Concile acceptera la vérité… »

Lahn s’avança vers le précipice, avec détermination.

Il sentait le regard des membres du Concile se poser sur lui, guettant une abjuration de dernière minute.

Non, il ne faiblirait pas devant eux. Il ne mourrait pas, il avait bien trop à prouver.

Il découvrirait le Monde du Dessous, et trouverait le moyen de remonter. Et il leur montrerait.

Il se retourna une dernière fois et vit le regard grave de son père. Ses cheveux avaient blanchi en quelques jours. Lahn sentit le poids léger du sac de son père sur ses épaules.

Il se mordit les lèvres, et fit un dernier pas.