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Le
Verger de Noé |
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I
« A l'origine était le Vide,
Et en son cœur, Magma.
Du temps passa,
Puis vint le jour où, accablés de solitude,
Ils se tournèrent l'un vers l'autre.
Du temps passa,
Pour qu'ils se découvrent, se connaissent,
Et finissent par s'aimer.
Du temps passa,
Avant qu'ils ne s'étreignent,
Et n'entament la Grande Danse qui créa l'univers
De sorte que le Vide ordonna, peu à peu,
Le chaos bouillonnant qu'était Magma, au gré des pas de leur danse.
Du temps passa,
Et du contact entre le Vide et Magma
Naquit le Monde.
Du temps passa,
Et le Vide et Magma eurent beaucoup d’enfants
Et naquirent, dans l'ordre:
Les Vents, du subtil frémissement de Magma contre le Vide
Les Flammes, de la passion dévorante de Magma
Les Eaux, de la sérénité du Vide
Et les Terres, pleines de vie, fruits de leur harmonie.
Naquirent enfin les Hommes, enfants des Terres,
Qui prospérèrent, favoris de Magma,
Elle qui garda en son cœur
Un peu du feu de son amour.
Mais vinrent les temps où les hommes furent divisés,
Où ils maîtrisèrent le feu, puis le métal, les flots et les cieux,
Où, forts du pouvoir de Magma, ils finirent par s'entredéchirer
Et menacer la vie même de Magma...
Le Vide entra alors dans une grande colère,
Et les Terres furent brûlées par les Flammes,
Leurs cendres balayées par les Vents,
Leurs restes noyés sous les Eaux...
Et les Hommes perdirent les Terres, à jamais,
Condamnés à errer entre le ciel et l'océan,
Dans la grande bataille du vent et de la mer... »
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La voix de la vieille femme s'éteignit sur ces quelques mots, et tous gardèrent le silence, respectueux du Chant des Traditions. Il était tard, et le lent roulis des eaux s'était occupé d'endormir les enfants. Silencieusement, chacun se leva pour regagner son navire.
Nei se leva parmi les derniers, et alla s'incliner comme tous les autres devant la vénérable Maira, avant de regagner son petit esquif.
Dehors, la nuit était tiède, et une brise légère soufflait sur les navires de la tribu, liés pour la nuit par une complexe toile de cordages. Nei se déplaça avec aisance à travers l'apparent chaos de filins et de planches, et remarqua que les nuages s'étaient épaissis : c'était une mauvaise nouvelle, car cela signifiait que la tribu devrait repartir, dès le lendemain, à la recherche d'une nouvelle Eclaircie, sans quoi le Verger risquerait de dépérir. Les arbres avaient besoin de lumière pour croître, alors que la lumière était si rare sous le dôme gris des nuages...
Le Verger de la tribu était certes de taille modeste, mais il suffisait à la production de bois, de résine et de fruits. Il était le centre de toute leur attention, car les générations passant, on ne comptait plus le nombre de tribus disparues pour avoir mal soigné leur Verger...
Les arbres, cernés par la foule des navires, nécessitaient effectivement une attention constante de la part de chacun : il fallait prendre bien soin de leurs racines flottantes et empêcher les insatiables poissons de les ronger, veiller à ce que les vents ne les dispersent pas pendant les longues migrations de la tribu, et les protéger à tout prix quand les tempêtes abattaient toute leur furie sur les flots déchaînés...
Oui, ces arbres demandaient beaucoup à sa tribu, mais ils le lui rendaient bien. Ces arbres étaient leur vie, et de là, leur constante quête de lumière.
La vieille Maira racontait que, derrière les nuages, trônait une grande boule lumineuse, ronde comme les fruits du Verger, et si brillante qu'aucun homme ne pouvait en soutenir la vision... Nei en avait beaucoup rêvé, et s'était souvent demandé s'il était possible de traverser le dôme des nuages, pour voir ce qu'il y avait de l'autre côté. Lors des plus belles Eclaircies, le rideau des nuages devenait si fin que l'on devinait presque la forme de la boule, source de la lumière qui donnait vie à leur Verger... Mais ce n'était qu'un rêve, et les autres adultes de la tribu ne prêtaient guère attention à ce genre de futilités : pêcher le Karill, chasser les Goën et le Baroug, et prendre soin du Verger étaient des tâches autrement plus importantes que ce genre de rêverie. Et pourtant, le Chant des Traditions mentionnait que les hommes avaient pu, en des temps éloignés, maîtrisé les cieux lointains...
Il soupira. Qui pouvait dire si c'était vrai ?
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Lahn
faisait les cent pas depuis une bonne demi-heure dans l'antichambre
du Concile. Il se força à garder son calme et tenta de maîtriser
sa respiration, mais sans grand succès.
Il
s'arrêta enfin, contemplant l'étendue de la mer de nuages à
travers la grande baie vitrée, vaste immensité d'une blancheur
immaculée. L'Arche du Concile était la plus grande de toutes, et
sa population de loin la plus nombreuse. Il admira la splendeur des
jardins suspendus de ce lieu millénaire, entretenus avec tant de
soin par des générations d'hommes. Il contempla les superbes allées
de colonnades, faites d'un métal luisant au soleil, et qui
restituait sa lumière et sa chaleur la nuit venue...
Il
se retourna, concentra son esprit et se rappela une nouvelle fois ce
qu'il allait dire aux vieux membres du Concile.
Non,
ses recherches ne relevaient pas de l'Hérésie. Son père n'était
pas un charlatan, et son étude des anciennes inscriptions du
sous-sol de l'Arche était on ne peut plus sérieuse : il y
existait un moyen de contrôler la trajectoire et
l’altitude des Arches, le père et le fils en étaient certains !
Leurs
ancêtres avaient bâti ces immenses vaisseaux, et eux avaient su
les diriger. Malheureusement, les siècles avaient passé et leur
savoir se perdit…
Lahn
et son père avaient donc passé des années à travailler sur les
anciennes gravures de métal qui ornaient les parois du Temple des
Machines, loin dans les profondeurs de l’Arche, scrutant chaque détail,
multipliant les tentatives d’interprétation, et en avaient tiré
de nombreuses conclusions, toutes très intéressantes. Pourvu qu'on
les prenne au sérieux.
Le
Concile, quant à lui, voyait tout cela d'un œil désapprobateur,
sans que le jeune homme comprenne pourquoi. Son père avait
finalement proposé de se rétracter, mais lui avait décidé de
tenter sa chance une dernière fois auprès de ces vieilles barbes.
Contrôler
le mouvement des Arches leur permettrait en effet de traverser la
Mer des Nuages, et de voir enfin ce qu'était devenu le Monde du
Dessous... D'après les plus anciennes archives des Temples, leurs
ancêtres auraient vécu non dans le ciel, mais sur ce qu'ils
appelaient la Terre, d'où
ils extrayaient le métal et sur laquelle poussaient les plantes qui
peuplaient aujourd'hui leurs jardins suspendus. Lui, Lahn, voulait
voir ce qu'il était advenu de cette Terre
que ses ancêtres avaient dû quitter à bord de ces gigantesques
Arches de métal : la lecture qu'il avait faite des écritures
parlaient en effet d'un grand cataclysme, et de la Terre engloutie
sous les Eaux...
Oui,
il voulait savoir.
Si
ce qu'il avait compris était vrai, et si ses théories étaient
bonnes, la vie annihilée lors de ce cataclysme aurait déjà dû
revenir peupler le Monde du Dessous : la couche des nuages s'était
effectivement amincie lors des derniers siècles, preuve que la lumière
du soleil était suffisante désormais pour passer et permettre la
survie de créatures vivantes,
certes peu évoluées, mais vivantes, il en était sûr et certain.
Et dire que le Concile persistait à affirmer que, sous les nuages,
n’était que le seul Enfer du Néant... Il en trembla de colère,
et de frustration.
Il
se souvint qu’une fois, alors qu'il traversait l’un des ponts de
cristal qui s’établissaient lors de la rencontre entre deux
Arches, une éphémère trouée s’était faite dans les nuages, et
il avait pu contempler, le temps d'un bref instant, une étonnante
étendue miroitante, là, tout en bas ! Il en avait frémi de
fascination.
Il
n'en avait parlé à personne - pas même à son père - mais il s'était
juré de découvrir le Monde du Dessous. Le Monde du Dessous, quoi
qu’il puisse être, n’était pas Néant, il en avait la
certitude.
Non,
il n'abandonnerait pas.
Il
poursuivrait ses recherches, et c’est le Concile qui cèderait à
la raison...
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