XXII

 

   

 

Doko, Chevalier d'Or de la Balance, continuait de méditer malgré la fine pluie qui plongeait Rozan dans une atmosphère brumeuse et fantômatique.

Le moment de choisir était venu, et le Phénix avait fini par choisir : il était redevenu l'Aigle Rouge, le Rapace aux Ailes de Sang.

Le vieux Maître soupira : il aurait aimé que tout cela ne ce soit jamais produit mais... les faits étaient les faits.

Son seul acte répréhensible, la seule tâche dans sa destinée de Chevalier, avait été commis il y a deux siècles et demi, lors de la dernière grande Croisade d'Athéna contre Ares. A l'époque, Ares, assoiffé de violence et rendu comme fou, était sur le point de dévaster la planète entière avec ses Légions de Flammes. La démence du dieu devint telle qu'un groupe de Berserker prit alors le parti de trahir leur seigneur...

Doko ferma les yeux et se remémora leurs visages : il se souvint plus particulièrement du Samurai et de l'Aigle Rouge, avec qui il eut des contacts directs.

L'Aigle Rouge...

C'est lui, le Chevalier d'Or de la Balance qui avait ramené le Berserker sur le sentier de la raison et de la sagesse, lui faisant comprendre les horreurs qu'entreprenaient Ares, lui rappelant que derrière tout combat il y avait une raison, un idéal : la raison pour laquelle se battait Ares lui paraissait-elle juste, à lui, Berserker ? En quoi réalisait-il l'idéal qu'il leur avait promis ?

Dans un premier temps, l'Aigle Rouge s'était caché derrière une loyauté obstinée, mais il finit par se rendre compte que les idéaux d'Ares avaient été déformés par le temps, les siècles et les guerres, et qu'il n'y avait plus que folie en son être. Il n'était plus que violence. La guerre pour la guerre, voilà ce qu'était devenu le credo d'Ares.

L'Aigle Rouge trahit donc, remettant pour la première fois en cause la conduite de son seigneur, un dieu, et suivit le Samurai et quelques autres dans un complot dont Doko ne connaissait d'abord pas les termes.

Puis le Chevalier d'Or fut à son tour contacté.

La guerre entre Ares et Athéna battait alors son plein, et beaucoup de guerriers avaient déjà été perdus de part et d'autre. L'Aigle Rouge se présenta donc à lui, et lui demanda s'il voulait bien le suivre dans son idéal de protection de l'Humanité.

Doko, croyant au retour à la raison du Berserker, acquiesça.

Ce dernier lui demanda alors, à sa plus grande stupéfaction, de trahir Athéna, au nom de la justice de leur cause, qui était de rendre à l'Humanité sa liberté, et son indépendance par rapport aux dieux qui s'étaient jusque là efforcés de la plier sous leur joug.

Le Berserker lui demanda alors :

« Ma cause est-elle juste ? »

Et lui Doko hésita.

Il sentait le bien-fondé de cette rébellion contre les dieux, mais...

Il était loyal envers Athéna, non seulement parce qu'il était un Chevalier, mais aussi parce qu'il l'avait choisi, car il partageait les idéaux de paix d'Athéna, qui ne s'en était jamais éloignée. Jamais.

Il aurait vraiment souhaité que le Berserker vienne le rejoindre auprès de la Protectrice de la Terre...

Mais lui et ses complices avaient choisi la troisième voie, celle qui consiste à renier tous les dieux, dans leur ensemble, en bloc. C'était une façon de voir les choses, et une réponse possible au problème. Une voie radicale, mais juste, elle-aussi, car ces guerriers rouges voulaient tout autant le bien de l'Humanité.

Comme Ares à l'aube des temps. Et c'était là le plus problématique.

Le tort du Seigneur de la guerre fut simplement d'oublier son serment envers les hommes, ce serment qu'il passa avec eux il y a si longtemps déjà que peu s'en souvienne. Même lui ne connaissait pas la teneur exacte du serment d'Ares, alors que celui d'Athéna était toujours aussi vif.

Oui, c'était bien là le problème.

Les hommes avaient le droit de prétendre à l'indépendance, mais...

Devait-il remettre en question sa loyauté envers Athéna ?

Le doute s'était fait en lui, et face à la ferveur de l'Aigle Rouge, il se demanda s'il ne valait mieux pas pour lui qu'il quitte le camp d'Ares. Doko procéda alors à un immonde calcul, une pensée si honteuse qu'il ne pouvait que la dissimuler...

C'était ignoble de sa part que d'inciter l'Aigle Rouge à la rébellion, car en faisant cela il savait qu'il priverait le Seigneur de la guerre de l'un de ses plus brillants généraux, rendant la victoire d'Athéna quasi certaine...  Si ces Berserkers trahissaient, alors Athéna vaincrait, ce que lui Doko avait toujours voulu. Alors à la question du Berserker il répondit :

« Oui, elle est juste. »

Et il l'encouragea encore plus.

Il regretta beaucoup ces paroles, longuement, pendant toutes ces années.

Il avait menti, car le complot des Berserkers avait beau leur sembler juste, les moyens qu'ils se donnaient l'étaient beaucoup moins. Quoiqu'ils fassent, ils n'en restaient pas moins des Berserkers, et leur seule façon d'agir restait, et resterait, la violence...

Il avait donc menti, une seule fois dans sa vie, pour garantir la victoire d'Athéna. Il avait menti pour elle.

C'était là le moyen de vaincre le plus déloyal qui soit, mais il se rendait compte qu'après Ares se profilait le péril d'Hadès : Doko voulait économiser les forces de la Chevalerie...

Alors il l'avait fait. Il avait menti au Berserker et dit qu'il le rejoindrait sous sa bannière de la troisième voie. Ce qu'il ne fit jamais.

L'Aigle Rouge fut chargé de l'attentat visant la vie de l'incarnation originelle d'Ares : il fut découvert, accusé de trahison, et exécuté. Les autres retournèrent dans l'ombre, jamais démasqué. Lui-même ne connaissait que le Samurai en plus de l'Aigle Rouge. Il ne savait pas qui d'autres faisait partie du complot.

Pris par le remord, ce fut lui-même, Doko, qui plaida la cause du Berserker auprès d'Athéna.

La déesse, dans sa divine bonté, accepta alors de faire de l'ancienne Furie d'Ares une nouvelle armure d'Athéna, en la fusionnant avec le Phénix. L'esprit de l'Aigle Rouge fut donc ancré dans la nouvelle armure du Phénix, et y resta endormie tous ces siècles, puisque l'armure ne fut jamais portée de toute l'histoire de la Chevalerie jusqu'à ce que Ikki la ramène de l'Ile de la Mort.

Le Chevalier de la Balance se doutait bien qu'il y avait une raison à ce qu'un homme puisse enfin revêtir cette armure à la puissance hors-norme : l'esprit de l'Aigle Rouge était très sélectif et avait mis longtemps à trouver un homme digne de lui.

Et cet homme était Ikki.

L'Aigle Rouge avait du sentir l'imminence du réveil d'Ares.

A présent, il se doutait bien que Ikki avait choisi la voie du Berserker... mais la question qui restait à poser était alors : après sa trahison envers Athéna, trahirait-il à nouveau Ares ? ou, poussé par sa rancune envers lui, resterait-il fidèle à son ancien seigneur, rachetant sa faute passée ?

Quelle que soit la voie choisie par l'Aigle Rouge, jamais il ne pourrait, lui, Doko, Chevalier d'Or de la Balance, le lui reprocher...

Doko venait de passer deux siècles à veiller sur les Cinq Pics de Rozan, et il avait eu le temps de réfléchir, et de comprendre que, même si l'on veut le bien, tous les moyens ne sont pas bons pour y arriver : en poussant l'Aigle Rouge à la trahison, il était devenu pire que les Berserkers eux-mêmes qui avaient leurs propres droiture et idéaux.

Il avait fait l'erreur d'avoir fait le mal en voulant le bien, et il le regretterait sans doute toute sa vie...

L'averse cessa soudain, et il entendit alors les bruits de pas d'un homme qu'il n'avait pas revu depuis trente ans. C'était Salha, le Chevalier Aveugle.

Ce dernier s'approcha d'un pas étrangement flottant, comme glissant au-dessus des flaques d'eau de pluie, suivi du caisson de son Armure d'Argent lévitant derrière lui.

Salha s'inclina alors devant le vieux Maître, et dit :

« Vieux Maître, j'ai besoin de votre aide. »

 

   

         
   

Mü regardait avec attention les gestes habiles et sûrs de l'incarnation d'Héphaïstos, le Forgeron des Dieux, le Créateur de toutes les Armures.

Ce dernier s'était éveillé en sentant le retour d'Ares, mais il n'avait guère pris le temps de lui expliquer ses intentions. Il ne le pouvait tout simplement pas : comment oserait-il questionner celui qui forgea toutes les Armures de la Chevalerie d'Athéna, celui-là même qui enseigna au premier Chevalier d'Or du Bélier l'art d'utiliser la Poussière d'Etoile..?

Il se contentait seulement de rester silencieux et de pourvoir aux exigences d'Héphaïstos. Celui-ci s'affairait étrangement en fouillant la maison du Bélier, puis finit par demander, sur un ton exaspéré :

« Mais où est passé mon Fourneau..? »

 

   
         

   

Salha, fort de ses pouvoirs psychiques, s'était matérialisé auprès du vieux Maître des Cinq Pics pour une raison précise, qu'il lui exposa brièvement.

Le Chevalier d'Or acquiesça en silence.

Effectivement, cela pouvait constituer une solution. Il y avait peut-être un moyen de résoudre la question de l'Aigle Rouge.