Arès

Chant de Guerre

   
 

I

Lorenzo marchait depuis deux jours sur une de ces petites routes de Sicile qui avaient fait toute son enfance. Les cigales l’accompagnaient gaiement, comme pour le féliciter de son retour au pays. Il s’arrêta, retira sa casquette et s’épongea le front.

Voilà bien huit ans qu’il n’était revenu : tout ce temps déjà... ! Il jeta un regard ému vers la plaine autour de lui, parsemée de collines : il arriverait bientôt chez lui. Il pensa à ses parents, vieux paysans d’un pays trop pauvre… Il pensa à ses frères et sœurs, qui étaient si petits quand il les avait quittés. Oui, bien du temps avait passé, et lui aussi avait changé.

En y pensant parfois, il lui arrivait de se dégoûter. Il ne comptait plus le nombre de gens qu’il avait pu tuer au cours de ces huit dernières années, et au fond, il ne voulait pas les compter. Il avait appris à s’endurcir : la guerre était son métier, et le seul qu’il connaissait. Tant pis pour ceux qui ne comprenaient pas. Pour eux il n’était qu’un mercenaire, un «chien de guerre ». Il avait choisi sa voie, et ce fut la voie de la Guerre.

Il redoutait un peu l’instant des retrouvailles : qu’allait –il leur dire ? Fallait-il leur dire qu’il avait réussi, était devenu riche et avait une belle situation ? Ou bien leur avouer simplement que son métier était de tuer ? Il se demanda pourquoi il avait choisi de revenir. Au fond, il n’aurait peut-être pas dû… Il se ravisa. Il se rappela le visage triste de ses parents il y a huit ans, des pleurs de ses petits frères et sœurs, des adieux qui n’en finissaient plus. Il leur avait écrit des lettres depuis, envoyé des cadeaux et de l’argent de là où il se trouvait, à savoir un théâtre d’opération après l’autre, de la Colombie à l’Asie du sud-est en passant par l’Afrique centrale. Il avait beaucoup voyagé. Il n’avait jamais dit à sa famille ce qu’il faisait vraiment, et il n’aurait peut-être pas le courage de leur dire…

Il se remit en route, et marcha encore quelques heures, sous la chaleur de l’été. Le soleil frappait fort, mais cela ne lui faisait pas grand chose. Ce n’était rien par rapport à ce qu’il avait pu endurer en temps de guerre. Décidément, il ne pouvait s’empêcher de repenser au boulot. Il était ici en vacances, ses premières depuis qu’il avait commencé le métier. Il fallait qu’il en profite. Il le fallait.

Soudain derrière lui, le vrombissement d’une bande de motards le força à se mettre sur le côté. Les choses changeaient vite, et la Sicile non plus n’échappait pas à ce genre de corruption. Tout cela l’irritait, mais il se contenait. Ces motards feraient bien de se dépêcher de passer.

Ce qu’il espérait inconsciemment se produisit. Les motards, en mal de nouveauté, avaient jeté leur dévolu sur un pauvre hère qu’ils espéraient bien tourmenter un peu pour s’amuser. Il ne connaissait que trop bien la situation, mais il ne voulait pas que cela recommence.

Mais ce n’était pas pour lui qu’il s’inquiétait, mais pour eux. Ils ne savaient pas ce qui les attendait, ils ne pouvaient pas le savoir.

Celui qui semblait être le chef de la bande l’interpella. Les motards l’avaient encerclé. Ils étaient quelque part sur la route entre deux grandes villes, et il n’y avait personne à la ronde : ils espéraient être bien tranquilles pour leur petit amusement. Lorenzo répondit calmement : « Je n’ai rien, pas d’argent. Laissez-moi en paix. » Inconsciemment, il avait serré les poings.

Les motards éclatèrent de rire et sortirent les quelques armes de fortune qui leur serviraient pour leur petit jeu. Lorenzo poussa un soupir et répéta encore, d’une voix étrangement monotone : « Laissez-moi en paix ».

La réponse des loubards ne se fit pas attendre, et Lorenzo reçut un coup de matraque sur le dos. Il tenta désespérément de se retenir, mais…

Tout devint rouge dans son esprit. Son souffle devint haletant. Ses muscles se tendirent. Il était grand déjà, mais à présent il était impressionnant. De l’inquiétude se profila chez les motards, qui accélérèrent sur leur moto. Ils espéraient peut-être en finir avec lui avant que…

Lorenzo se mit lui aussi à courir, non pas pour fuir, au contraire. Il courait vers le motard qui l’avait frappé. Ce dernier accéléra dans sa direction en levant sa matraque. Lorenzo fit un geste prodigieux qui le propulsa derrière la moto, emportant le motard avec lui. Ils s’écrasèrent à plusieurs dizaines de mètres derrière, le motard la face la première : sa nuque se brisa sous le poids du corps de Lorenzo et son visage n’était plus que raclures et chairs brûlées. Lorenzo se releva prestement, son souffle s’accélérait encore, et ses yeux étaient injectés de sang. La rage montait en lui, et il ne pouvait l’arrêter. Il ne s’arrêterait pas avant de les avoir tous tué. Tous.

Un autre motard se retrouva à terre, la chute de moto le laissa un peu sonné. Lorenzo tomba sur lui comme un fauve enragé, et commença à frapper ce qui ne tarda pas à ressembler à une poupée de chiffon. Il lui brisa chaque articulation avant de lui écraser le crâne contre le bitume. Du sang et de la cervelle se répandirent sur la route. Certains motards échangeaient des regards d’inquiétude mais leur chef leur ordonna de descendre de moto et d’en finir avec lui.

Fatale erreur. Pas un ne verrait l’aube suivante.

L’esprit de Lorenzo s’embrumait de plus en plus, mais il ne perdait pas sa lucidité de combattant, au contraire. Il voyait tout à travers la lentille de la guerre, sa raison était certes toujours là : elle lui dictait les meilleurs coups, les meilleures prises. Elle lui soufflait les meilleures manières d’achever l’adversaire, elle lui faisait varier ses coups pour ne pas s’ennuyer, elle lui disait comment les faire souffrir plus ou moins longuement. Tout son esprit ne voyait plus que la destruction. Chacun de ses adversaires mourait dans d’atroces souffrances en hurlant. Les derniers imploraient sa pitié. Mais il n’avait pas de pitié. La rage était en lui. Il frappait, encore et encore. Du sang, toujours plus de sang ! Les yeux rouges et la bave aux lèvres, il était un guerrier. Ses ennemis devraient mourir et ils mourront.

Le chef des motards était seul à présent. La terreur était dans ses yeux. Il savait qu’il ne s’échapperait pas, que cet homme aux yeux rouges le poursuivrait et l’achèverait. Il tremblait de tous ses membres. Il hurla, mais son cri ne fut plus qu’une sorte d’infâme gargouillis lorsque Lorenzo lui arracha la gorge d’un geste sec. Il recula, tentant vainement de s’enfuir. C’était inutile, il le savait pourtant. Lorenzo s’approchait. Il lui brisa les genoux, la seule réponse du motard fut un affreux gargouillis. Il lui fracassa les os de chaque jambe avant de passer aux bras. Plus que des râles de gémissement. Il brisa chaque côte, dont les fragments perforèrent les poumons de l’infortuné, et, bientôt, du sang s’échappa à flots de la gorge du motard, ou plutôt de ce qui restait de sa gorge. Les râles se faisaient plus faibles, noyés dans le sang qui coule. Lorenzo continua et entreprit d’écraser le crâne de sa victime de ses seuls coups de poings. Plus de râle, plus un bruit.

Tout ce qui restait du motard, c’était un monstrueux tas de chairs écrasées et broyées, noyé dans une épouvantable flaque de sang.

Lorenzo se releva. Il était couvert de sang de la tête aux pieds. Ses yeux reprirent une lueur de lucidité. Il avait recommencé. La rage l’avait repris une nouvelle fois, et ça s’était encore terminé dans un bain de sang. Il voulut se maudire de commettre de telles atrocités, mais…

« Mais tu aimes ça… », murmura une voix.

« Qui parle ? », cria Lorenzo. Il paniqua. La rage était encore en lui : s’il y avait quelqu’un, cette rage immanquablement ferait une nouvelle victime ! Il regarda autour de lui. Rien. Que des cadavres.

« Tu es digne de moi, Berserker. 

-          Qui êtes-vous ? Fuyez avant qu’il ne soit trop tard ! Je risque de vous tuer vous aussi !

-          Mais il est trop tard. »

La voix était grave, il y avait une force étrange en elle. Curieusement, Lorenzo sentait du respect dans son ton. De la force et du respect. Mais qui était-ce ?.

« Berserker, j’ai besoin de ton aide.

-          Quel type d’aide ? Qui êtes-vous ?

-          Je suis celui qui t’a toujours guidé, celui qui a fait de toi le guerrier valeureux que tu es. Je suis Ares.

-          Ares ? ! Mais Ares un dieu de l’ancienne mythologie ! Vous prétendez être un dieu ? !

-          Oui, et j’ai pourtant besoin de toi pour me réincarner. Veux-tu me suivre ? »

Il y avait dans cette voix quelque chose de familier. Etrangement, il était en confiance. Il sentait au fond de lui qu’il connaissait Ares, et l’avait toujours connu. Une étrange énergie, faite de puissance brute, d’intelligence et de respect l’emplissait peu à peu. Cette énergie ressemblait à la rage qu’il connaissait, mais elle était plus puissante, plus pure. Cela lui suffit.

« Seigneur Ares, je vous suivrais où que vous alliez.

-          Je suis honoré de la présence d’un tel guerrier auprès de moi, Berserker, car tu joueras un grand rôle dans la guerre qui se prépare. Sache que mon retour sur la Terre annonce le renouveau. Ce monde corrompu a besoin d’être purifié, et j’ai fait l’ancienne promesse de purifier la Terre s’il le fallait. Des valeurs comme l’honneur et la bravoure sont à présent oubliées : c’est à nous que revient le devoir de défendre ces valeurs et de les réaffirmer ! 

-          Oui, seigneur Ares ! »

Lorenzo sentait la formidable énergie qui l’entourait. Quelle terrifiante puissance ! Ares était le dieu de la guerre chez les anciens. On le voyait comme le dieu de la violence pure, opposé à Athéna, mais c’était étrange. Lorenzo sentait que le Ares qui lui avait parlé n’était pas ce dieu de violence aveugle qu’il connaissait : il y avait de l’intelligence en lui, une intelligence subtile, l’esprit d’un stratège.

Il ramassa son sac et partit dans une autre direction qu’au départ. Il ne reverrait plus sa famille : c’était trop dangereux pour eux, mieux valait les oublier. Sa nouvelle mission devrait l’accaparer tout entier.