I. Chroniques universitaires

[Ce texte est indépendant de ceux qui précèdent, mais se déroule cependant dans le même univers. Le plus amusant est que je l'avais commencé en voulant faire une sorte de parodie de série d'adolescent dans un monde médiévale fantastique - pour finalement tomber dans une pâle imitation des Annales du Disque Monde... Je sais, j'ai honte :p]

 

   
         

 

 

« Dépêche-toi ! On va encore se faire prendre ! »

La jeune apprentie courait à toute allure dans les vieux couloirs de marbre gris, le claquement de ses sandales de cuir rouge résonnant loin dans tout l’étage. Derrière elle, tant bien que mal, son maigre compagnon tentait de la rattraper, ou du moins de ne pas se laisser distancer, bien que cela lui était plutôt difficile : sa poitrine un peu creuse ne l’aidait pas, et son souffle court et haletant se faisait déjà rauque – et il n’était pas encore arrivé. Il fallait avouer que Lanseo n’avait jamais été du genre sportif, mais bon, il s’en était fait une raison. Autant continuer à courir.

« Vite, vite ! »

Et voilà, ils étaient encore en retard.

Aussi curieux que cela puisse paraître, c’était bien là le genre de fatalité que l’esprit de Lanseo affectionnait particulièrement, un repère de plus parmi tous ceux dont il avait besoin pour bien apprécier la pesanteur de ce qu’on nommait la « réalité ». Avec le temps, arriver en retard chaque semaine au cours de méta-magie théorique en vint même à revêtir un aspect quasi-rituel à ses yeux.

Du moins se plut-il à le croire.

« On y est presque ! »

Certes, c’était loin cependant d’être l’opinion de la jeune Pyra, qui, elle, se démenait toujours comme une dératée pour ne pas être en retard au cours du vieux Baltis. La dynamique amie de Lanseo était effectivement du genre obstinée… Et le fait qu’elle se soit un jour jurer d’arriver à l’heure au moins une fois dans sa vie n’arrangeait pas les choses. Loin de là. C’est alors que Lanseo parlait de fatalité : quoi qu’ils fassent tous les deux, ils étaient toujours en retard à ce cours. Toujours.

C’était bien simple. Un matin, c’était un talisman-réveil qui ne fonctionnait pas, un autre, un sommeil un peu trop lourd lesté par toute une nuit de beuverie, ou alors, c’était un pote en vadrouille qui s’occupait de ralentir leurs pas. Il y eut même une fois où le vieil escalier ouest tout entier s’était effondré sous leur vigoureux pas de course…

Et après ça on s’étonnait que Lanseo parlât de fatalité.

Enfin bon, les voilà donc, deux jeunes et frais étudiants de la prestigieuse Université de Magie de Caleh, en retard, comme à leur habitude, au cours censé être le plus important de leur programme et tentant, encore une fois, de vaincre la fatalité qui s’acharnait sur eux.

Au moins ça me fait faire de l’exercice, se dit Lanseo. Sur ce point, il n’avait pas tort, c’était après tout un moyen comme un autre de voir les choses de façon positive.

« On y est ! »

Pyra arriva la première à la grande porte de chêne qui menait au Grand Amphithéâtre, et se rappela soudain, dans un brusque éclair de lucidité, l’imposante nécessité qu’il y avait à freiner sa course avant le mur, mais ce fut, hélas, trop tard (évidemment, aurait dit Lanseo) : la jeune demoiselle serra les dents en entendant ses petites sandales crisser affreusement sur le carrelage gris, avant de s’affaler de tout son long contre l’un des gros piliers de marbre blanc qui soutenait la millénaire structure de la vieille université de magie.

Lanseo arriva trois secondes plus tard, ses poumons crachant le feu, le reste de son corps en nage, et sa vision troublée par de fantastiques manifestations lumineuses et colorées. Il n’eut guère de difficulté à s’arrêter avant le mur, puisqu’il trébucha sur le corps de Pyra, s’écrasant face contre terre à deux pouces de la grande porte, ce qui lui arracha un ultime râle de douleur.

Ils restèrent là sans bouger pendant au moins une minute, parfaitement immobiles.

Bon, au moins ils y étaient, chose qui n’arrivait pas si souvent après tout.

 

   

   

 

   

 

 

« Quoi, le cours est annulé ! »

Lanseo tentait encore de comprendre la portée de ces quelques mots alors que Pyra dansait déjà la gigue derrière lui. Un de leur compagnon d’étage venait de les prévenir : le vieux Baltis et les autres Maîtres mages étaient retenus pour une réunion exceptionnelle du Conseil des Anciens, il n’y aurait donc pas cours de toute la journée toutes sections confondues.

Lanseo, l’air abruti, se tourna alors vers Pyra qui s’était soudain mise à rire comme une démente. Elle lui sauta brusquement au cou avant de chanter à tue-tête :

« On n’est pas en retard ! On n’est pas en retard ! »

 

   

 

 

   
 

 

« Etes-vous certain de votre décision ? 
- Ma décision est irrévocable. Je vais prendre un Apprenti, un point c’est tout.
- Voyons, Seilius, vous n’avez même pas deux cents ans, vous êtes encore bien loin de l’âge de la retraite… Votre prédécesseur lui-même n’a jugé bon de quitter son poste qu’après trois cent ans de bons et loyaux services pour l’Université, et…
- Je vous l’ai dit, je suis fatigué et je ne demande qu’un peu de repos. Un apprenti sera parfait pour ça, et j’ai l’intention de prendre quelques vacances sous peu.
- Mais enfin, rendez-vous compte ! Imaginez tout le tapage que cela va faire… Un tel événement ne se produit que tous les trois ou quatre siècles d’habitude !
- Et alors ?
- Et bien, moi et les autres membres du Conseil, nous pensons que…
- Je le répète : ma décision est irrévocable. Vous me ferez plaisir en annonçant dès demain que la Section Nécromancie recrute. Je vous laisse : Messieurs, au revoir. »

Sur ces quelques mots, le vieillard s’inclina brièvement devant ses pairs, puis sortit d’un pas pressé assorti de la frappe cadencée de son bâton contre le parquet ciré, trahissant son agacement des plus certains.

« Qu’allons-nous faire ? Le recrutement d’un apprenti pour la section Nécromancie nécessite un déploiement de moyens considérables. Je ne sais pas si nous pouvons ajouter cela au budget de cet année…
- Il n’y a guère d’autre choix que de suivre la volonté de Seilius : ce vieil entêté n’en démordra pas, vous le connaissez. Préparez plutôt les annonces à faire aux étudiants. Je m’occupe de rédiger le discours de présentation. Il faudra aussi penser au dispositif de recrutement.
- Cela m’ennuie, les examens devaient commencer dans moins d’un trimestre…
- Préfèreriez-vous affronter Seilius dans les sous-sols de l’Université, pour lui présenter votre opinion ? »

Baltis, le Doyen, jeta un regard froid à Baln, le Maître de la Section de Méca-magie. Le nain au bras d’acier, chef des ingénieurs de l’Université, grogna dans son épaisse barbe rousse.

« Bon, après tout, le règlement de l’Université prévoit déjà toute la procédure. Il n’y a pas à s’en faire.
- En ce cas, si nous sommes tous d’accord, retirons-nous chacun de notre côté. Rendez-vous demain matin aux aurores pour les derniers préparatifs.
- Aux aurores..?
- Oui. Il y a un problème ?
- Heu, non, aucun.
- Bon, et bien, vous pouvez tous disposer. »

Les Maîtres de section sortirent de la salle de réunion les uns après les autres en grommelant. Baltis avait toujours été du genre lève-tôt et organisait ses cours magistraux les matins, et de préférence un peu avant l’aube. Mais il était bien le seul : les autres mages du corps enseignant préféraient, et de loin, attendre une heure plus tardive pour ennuyer leurs élèves, qui leur en rendaient bien grâce. Chacun croyait qu’avec l’âge, le vieux Doyen se relâcherait, mais c’était loin d’être le cas. Le vieil elfe tenait une santé à faire pâlir un ogre, malgré ses cinq cents ans, et il semblait parti pour rester à son poste pendant au moins un siècle encore.

Le problème de l’âge affectait bien plus Seilius, cela tout le monde s’en doutait : ce n’était qu’un humain après tout, et c’était déjà remarquable qu’il ait pu tenir deux cents ans et garder cette fringante allure. Mais il fallait avouer que les Nécromants étaient connus pour vivre très vieux, alors…

Baltis s’enfonça plus profondément dans son siège de velours bleu.
Le fait que Seilius aille demander un Apprenti l’étonnait beaucoup, et il s’interrogea sur l’éventuelle possibilité qu’il en trouvât un. Un long silence, plein de réflexion, suivit.
« Aucune chance », murmura-t-il enfin.

  

   

         
 

 

« Qu’est-ce que tu en penses ? C’est intéressant, non ?
- Je ne sais pas. Tu sais bien que la Section Nécromancie est loin d’être des plus cotées…
- Et alors ? Tu te rends compte : le recrutement ne se fait qu’à intervalle de plusieurs siècles. C’est peut-être ta chance ! Et puis de toute façon, où t’orienterais-tu pour l’an prochain ?
- Eh bien, je pensais poursuivre en Méca-magie…
- En Méca-magie ? Toi ? Mon pauvre Lanseo, redescend sur terre ! La nature t’a doté de 4 pieds gauches, et puis tu sais bien que Baln t’a en grippe depuis que tu as fait exploser son projet de chariot à propulsion méta-vapeur !
- Oui, mais…
- Il n’y a pas de « mais » qui tienne. Je suis sûre que le titre d’Apprenti Nécromant t’ira à ravir. Et puis c’est bien ton genre de fouiner dans les bibliothèques et de fréquenter les caveaux humides… Et puis… Et puis… »

Lanseo n’écoutait plus la voix criarde de sa vieille amie. Pyra ne voulait que son bien, il le savait, mais… Enfin bon, quoi, être apprenti Nécromant était un statut peu enviable s’il fallait en croire les rumeurs qui circulaient. La Section Nécromancie n’avait jamais été très populaire. Disons plutôt que ce n’était pas le genre de carrière à enthousiasmer les gens…

D’abord, la Section avait ses quartiers dans les sous-sols – un lieu secret que seuls les Maîtres de Section pouvaient fréquenter, et encore, ils étaient loin d’être enclin à profiter du privilège. Et puis il ne pouvait y avoir qu’un seul Apprenti Nécromant, cela signifierait la solitude pour lui. Il ne se sentait pas prêt à ça. Ni à quitter la compagnie de Pyra, combien même il devenait le prochain Maître Nécromant. Passer le reste de sa vie dans des catacombes n’était guère réjouissant.

Par ailleurs, il s’était toujours demandé pourquoi il ne pouvait y avoir qu’un seul Apprenti en Nécromancie, et pourquoi il n’y avait qu’un seul Maître. C’est vrai que le sujet était loin d’être palpitant, parler avec les morts et tout ça, mais bon, Lanseo trouvait que c’était gâcher le potentiel de toute une Section que d’en limiter les effectifs de façon si drastique.
Enfin bon.
Peut-être qu’il devrait essayer après tout.
C’était un bon horizon de carrière possible, Pyra avait raison – il n’était qu’un incapable en magie.

« Alors, tu vas le faire ?
- Bon, d’accord. Va pour la Nécromancie.
- Génial ! Je suis sûre que ça t’ira comme un gant. La couleur de ton futur costume ne sera pas des plus à la mode, mais t’inquiètes – je vais tout de suite travailler sur ça, et t’imaginer une belle combinaison. Tu seras le premier Apprenti Nécromant à être à la mode… »

Et Pyra repartit dans son bavardage.
Et Lanseo se demanda quant à lui si le flot constant de ses paroles lui manqueraient.
Et il se dit que oui, peut-être.

 

   
         

 

 

Seilius referma la porte derrière lui, et soupira.

Il allait avoir ce qu’il voulait.

Enfin.

Bon sang, cela faisait un moment qu’il en avait envie.

De vraies vacances, loin de cette crypte sombre et humide.

Mais comment voulaient-ils qu’il fasse de vieux os s’il ne pouvait même pas espérer soigner ses rhumatismes ? Il n’était qu’un humain – il savait bien que les elfes et les nains étaient au dessus de ce genre de problème, mais, par l’Essence, son dos lui faisait un mal de chien. Guère étonnant, il venait de passer plus de cent-cinquante ans à trimballer des piles de livres et à arpenter ces couloirs humides chaque jour de l’année. De quoi vous abattre même le plus solide des hommes.

Et ils s’étonnaient encore qu’il veuille un Apprenti.

Bon, il n’empêche, la charge d’un Apprenti était une lourde responsabilité, mais cela le soulagerait grandement. Il pouvait compter sur au moins vingt-trente ans de domesticité avant d’aborder les choses sérieuses avec l’Apprentissage. Parfait. Il aurait tout le temps de soigner son lumbago d’ici là.

Il leva un doigt, et les ombres s’étirèrent, reculant devant lui. Des murmures se levèrent.

Les âmes des Morts étaient décidément infatigables. Les entendre ronchonner sans cesse toute la journée commençait à lui porter sur les nerfs. Il claqua des doigts et le silence se fit. Il faudra sans doute qu’il apprenne à son Apprenti à les faire taire dès les premiers jours, sans quoi il risquerait de devenir fou. Entendre ces vieux machins ruminer toute la journée avait quelque chose de désespérant.

Il se dirigea vers son bureau, s’assit en grimaçant dans son vieux fauteuil – maudits rhumatismes ! – et se mit à rêver de soleil et de plages de sable fin.

   
         
   

 

Lanseo pénétra timidement dans le Grand Amphithéâtre, réquisitionné pour l’occasion.

L’endroit, tout bonnement gigantesque, pouvait contenir plus de trois mille étudiants, et tout un dispositif complexe de sorts et d’enchantements assurait aux élèves la possibilité de bien entendre et de bien voir tout ce qui émanait des vieux érudits.

Il fit un pas en avant, et eut le souffle coupé. La gigantesque pièce était vide. C’était la première fois qu’il la voyait ainsi.

Le pire fut de se rendre compte qu’il était le seul à être venu à l’audition.

 

   
         
   

 

« Ah, voilà notre premier candidat – je vous avais dit qu’il y en aurait ! Allons mon jeune ami, asseyez-vous là. Parfait. Nous allons pouvoir commencer l’entretien. Vous connaissez déjà notre Doyen, le Maître Baltis, et Maître Baln, Chef de la Section Méca-Magie ? Ils m’assisteront dans tout ce qui va suivre, ne vous inquiétez pas, c’est moi qui mènerait la discussion. Je suis Seilius, Maître de la Section Nécromancie. Allons, allons, ne soyez pas si intimidé. Allez, détendez-vous. Bon commençons par le début. Votre nom ?
- Heu… Lanseo Vitaliano.
- Ah, très bien, très bien – attendez, je consulte nos dossiers. Hum… Ah, voilà, voilà, Lanseo Vitaliano, étudiant de première année. Vous êtes tout à fait dans le profil espéré. Voyons voir, c’est la deuxième fois que vous allez tenter le concours de spécialisation. Vous avez été recalé la première fois après avoir fait exploser le dispositif méca-magique destiné à l’examen des candidats de Maître Baln, l’an dernier. Ah oui, je m’en souviens, la détonation a été entendue jusque dans les fondations de l’Université – jeune homme, vous pouvez vous vanter d’avoir un peu brisé ma routine ce jour là. Bon poursuivons, je lis ici que vous venez de Missalia, l’une des Cités Libres d’Alquaranh. Très intéressant. Un bon climat, doux et agréable. Bon, laissons toute cette paperasse de côté, et passons aux choses sérieuses. Entendu ?
- Heu…
- Parfait. Première question : quelles sont, d’après vous, les qualités nécessaires pour faire un bon Nécromant ?
- Heu… Je… »

Un long silence tout à coup appesantit l’atmosphère.

« Excellente réponse. Et que pensez-vous de la Nécromancie ? Qu’est-elle, et que doit-elle être selon vous ?
- Eh bien, je… Heu… »

Nouveau silence. Plus long que le premier.

« Remarquable réponse. Enfin, dernière question : pourquoi voulez-vous faire de la Nécromancie ?
- En fait, il se trouve que… Heu… Je… »

Nouveau silence pitoyable.

« Parfait ! C’est la réponse la plus intelligente qu’il m’ait été donnée d’entendre aujourd’hui ! Décidément jeune homme, vous convenez parfaitement à ce que nous recherchons ! Loué soit le Dragon pour vous avoir mené jusqu’ici ! Baltis, Baln, vous ne voyez aucun inconvénient à ce que nous arrêtions là la procédure de recrutement ? »

Les deux Maîtres, lassés d’avoir attendu là depuis l’aube, soupirèrent de joie.

« Non, je n’y vois aucun inconvénient.
- Moi non plus.
- Parfait alors. Mon cher Lanseo, bienvenue dans la Section Nécromancie, vous voilà officiellement Apprenti Nécromant ! »

Le jeune Missalianais n’eut pas grand chose à rajouter. Il était trop occupé à réaliser.
Incroyable. Il avait été pris. 

Du premier coup.