VII

   
         

   

"Que veux-tu dire, en disant que c'est ton sang qui a été utilisé ? 
- Celui qui a écrit est un ennemi bien plus puissant tu l'imagine. Sa puissance est celle d'un Kami. 
- Je crois que tu me dois quelques explication, Samu." 

Le médecin s'assit et se mit à parler, serrant entre ses doigts le doux ruban de soie rouge qu'il arborait comme signe de son statut. 

"Il y a quatorze ans, moi et mon maître étions de passage dans la Cité Portuaire du défunt père de Pimiko, et nous y sommes restés coincés à cause d'une épidémie de peste rouge. La quarantaine fut ordonnée par l'Empereur, et nous fîmes notre possible pour guérir les malades. 

C'est là, peu avant le commencement de l'épidémie, que j'ai rencontré Pimiko-hime. Nous nous sommes liés d'amitié, elle et moi. Elle m'avouait s'ennuyer terriblement dans son Palais, et enviait ma possibilité de m'en aller à tout moment. Je lui rendis son amitié, car j'étais moi-même un enfant solitaire. 

Puis la peste la frappa, elle aussi. 

Je n'ai jamais autant appris sur la Peste Rouge que ces jours-là, alors que j'essayais, avec mon maître, de trouver un moyen de la sauver. 

Puis, un soir, celui où elle devait mourir, j'ai prié Zanonai d'empêcher le Kami de la Peste de faire son oeuvre.C'est alors qu'Il m'a parlé. Un chuintement à mon oreille, une étreinte sur mon coeur. Son ton était amusé, et il semblait lire en moi facilement. 

Il m'a dit me connaître depuis longtemps, j'avais marqué sa mémoire. J'avais été l'un des rares à lui avoir résisté seul. 

"Pourquoi veux-tu la sauver, Enfant ? 
- Parce que sa vie mérite d'être sauvé, comme celle de toutes vos autres victimes." 

Il ricana, déréglant le rythme de la circulation de mon sang, me forcant à porter la main au coeur sous la douleur. 

"Qui es-tu pour pouvoir décider du Destin des hommes ? 
- La vie est un don inestimable, c'est ce que dit mon sensei. 
- La vie n'est qu'un revers de la même médaille, Enfant. La Mort est là, elle aussi. Nierais-tu le cycle naturel des choses ? 
- Je ferai mon possible en ce sens, oui. 
- Pourquoi faire ce choix si vain ? Tu sais que tu ne vaincras jamais la Mort. 
- Parce que je veux espérer." 

L'esprit-kami de la Peste Rouge sembla alors me prendre dans ses bras, et je me souvins alors avoir déjà connu cette sensation, deux années avant, alors qu'une épidémie du même type avait frappé les terres du Clan Gogenso, m'arrachant ma famille. 

"C'est vous, c'est vous qui m'avez pris mes parents. 
- Oui, c'est bien moi." 

Sa voix me caressait, mais ma peau semblait pâlir alors qu'il continuait de me parler. 

"Qu'espères-tu ? Une revanche ? 
- Non, Sensei dit que c'est mal de vouloir se venger. 
- Tiens donc ? Et pourquoi énonce-t-il une telle absurdité ? 
- Parce que, quoique nous fassions, dans la violence, il n'y a jamais de vainqueur. Jamais. 
- Ton Maître est sage, Enfant, il a entrepercu une vérité qui devrait faciliter son échappée du cycle des réincarnations, à sa mort. Quoi qu'il en soit, que me donnerais-tu pour la vie de cette petite fille ? 
- Ma propre vie. 
- Voyons, n'as-tu pas dit toi-même que toute vie est précieuse ? En quoi sa vie vaudrait-elle plus que la tienne ? 
- Parce que... parce qu'elle est mon amie. 
- Tu m'amuses, Enfant, mais cela n'est pas assez... Le destin de cette petite fille est de mourir ce soir. Je n'irai pas contre le contenu de son karma. 
- Faisons un pari, alors. 
- Un pari ? Que me proposes-tu ? 
- Je vous parie que, si vous lui en laisser le temps, Pimiko prouvera qu'elle mérite un destin bien plus grand que celui de mourir ce soir. 
- Et que feras-tu si elle ne se montre pas digne de toute facon ? Je refuse de perdre tant d'années à attendre et à me priver de son sang si délicieux... 
- Alors prenez un peu de ma vie, pour ce sursis que vous lui accordez. Prenez-moi autant d'années que vous lui en donnerez." 

La voix se tut pendant un long moment. Je vis la peau de Pimiko, translucide, pulser sous les battement du sang qui battait à toute allure, la couvrant de cicatrices d'un rouge vif. Elle allait mourir, et effectivement, elle mourut. 

Pendant une minute, elle connut l'au de-là. 

Puis la voix de la Peste Rouge revint, sous mes appels répétés. 

"Prenez ma vie ! Son destin n'est pas de mourir ce soir ! 
- Tu m'ennuies, Enfant. 
- Je vous en prie ! Si elle ne se montre pas digne du karma que vous allez lui accorder, vous prendrez aussi ma vie avec la sienne ! 
- Tu m'ennuies, mais tu m'amuses. Les mortels sont tellement obstinés. C'est d'accord, je tiens le pari avec toi. Je reviendrai, quand elle sera prête à se marier, et nous verrons alors si le karma qu'elle s'est forgé valait mon abstinence. Mais j'y mets une condition. 
- Laquelle ? 
- Elle devra ignorer ce qui s'est passé ce soir. Jamais tu ne devras en parler avec elle. 
- C'est promis. Je la guiderai, mais me tairai. 
- Pari tenu, en ce cas. 
- Pari tenu." 

Alors la Peste fit ce qu'elle devait faire : elle se délecta de mon sang à la place de celui de la Princesse, lui donnant la vie qu'elle m'arrachait. Et c'est ce sang qu'elle a recraché pour écrire la lettre de menace. Mon sang." 

Le médecin s'arrêta de parler, scrutant le sol. 

"J'ai du mal à te croire. 
- C'est pourtant la vérité, et l'Esprit de la Peste Rouge est revenu, pour juger de Pimiko, et la prendre. 
- En ce cas, il suffit que vous vous présentiez à elle le moment venu. Ce que tu as fait équivaut à un serment. Vous vous devez le tenir. 
- Pas si l'un des parieurs a triché. 
- Triché ? 
- Deux années après ce terrible soir, alors que j'étais reparti avec mon Maître, la Peste est revenue. Et elle a essayé de tuer Pimiko, brisant le serment qui nous liait. 
- Pourquoi ? 
- Je ne sais pas. La Peste est un esprit capricieux, qui aime frapper au hasard." 

Cette fois, ce fut au tour de Ryu de rester silencieux. Il se leva, commenca à faire les cent pas pour s'arrêter soudain. 

"Tu te rends compte que nos chances face à un kami sont presque inexistantes ? 
- Oui, je le sais. Mais je lutterai. Un médecin n'abandonne jamais face à la maladie." 

Ryu se mit à rire. 

"Samu, tu ne changeras jamais. Ce doivent être tes origines paysannes qui t'ont rendu aussi buté. Mais ce n'est pas grave. Ma loyauté envers Kaji-sama et Pimiko-hime reste sans faille. Nous lutterons. Au moins pourrons-nous dire avoir essayé. 
- Je te remercie. 
- Et as-tu une idée de comment la Peste va frapper, cette fois-ci ? 
- Je ne sais pas. La dernière fois, deux années après mon pari, la Peste Rouge a possédé un des membres du Palais du père de Pimiko, puis l'a kidnappé pour ensuite essayer de la tuer. Mais la Princesse a toujours refusé de me raconter ce qu'elle a vécu. 
- Pourquoi cela ? 
- Parce que c'est ce soir-là que la Peste est revenue, et lui a tout raconté. Tout, alors qu'elle ignorait ce pari que j'avais fait, et toutes ses implications. La Peste avait décidé de tricher, et venait la tuer avant l'heure. Le choc l'a traumatisée, je le sais, mais je lui ai promis de rester silencieux. A la différence de nous tous, Pimiko n'est pas soumise à un quelconque destin, elle a la possibilité de l'écrire elle-même. 
- Et c'est pour cela que tu es resté tout ce temps à ses côtés, pour l'aider à réaliser son propre destin. 
- Oui. 
- Bien, je suppose qu'il ne nous reste plus qu'à trouver le malheureux que la Peste va posséder cette fois-ci pour tuer Pimiko. Il est hors de question qu'on intente à la vie de la Princesse, même si c'est un kami que nous avons pour ennemi. J'espère que Eshin a trouvé quelque chose avec ce poignard..." 

 

   

         
   

Eshin referma le rouleau d'archives impériales, les mains légèrement tremblantes. 

Hitsuri. Voilà le nom de celui qui allait essayer de tuer Pimiko-hime. 

Son propre cousin de sang, c'était lui le dernier possesseur du poignard. Ce n'était donc pas étonnant que rien n'était inscrit dans les archives officielles, le Père de Pimiko a du faire pression pour faire effacer le nom d'Hitsuri afin d'éviter le déshonneur. Il se mit à réfléchir. 

Hitsuri, quelle que soit ses raisons, avait cédé à la folie, et était devenu un meurtrier en série, et sa dernière victime devait être Pimiko. Il fut blessé, mais parvint à s'enfuir malgré son échec, sans qu'on le retrouvât depuis. 

Il connaissait à présent qui allait tenter de tuer la Princesse. Restait plus qu'à savoir où et quand il frapperait. 

La cérémonie allait avoir lieu le lendemain, il devait donc se hâter. Empêcher le meurtrier d'agir valait mille fois mieux que sauver la Princesse au dernier moment. 

Il avait toujours détesté prendre des risques inutiles.