II

   
         

 

 

L'auberge était étrangement silencieuse alors qu'elle regagnait tranquillement sa chambre à l'étage, continuant de fredonner sur ce même air improvisé qu'elle avait entamé en sortant du bain. Elle était ´detendue à présent, et avait hâte de retourner se coucher. 

Un bruit de l'autre côté de la cour attira son attention : des gens frappaient aux grandes portes de l'auberge. Elle se demanda pourquoi aucun serviteur n'était allé leur ouvrir et alla inspecter quelques pièces du rez-de-chaussée, à la recherche du domestique qui leur avait ouvert les portes et servi de maître d'hôtel ce soir-là. 

Personne. Toutes les pièces étaient vides et silencieuses. 

La Princesse Pimiko fit une moue d'étonnement, puis ses yeux se froncèrent. Elle alla prendre un chapeau de paille au large rebord, et décida d'aller ouvrir elle-même à ces voyageurs. La pluie avait perdu en intensité, mais était suffisante pour la tremper à nouveau. Elle soupira en ouvrant grandes les portes, décidément elle serait obligée de reprendre un bain avant de se coucher. 

De l'autre côté, deux personnes vêtues de kimonos de voyage d'un blanc cassé l'attendaient, apparemment transis. 

L'homme était grand et plutôt costaud, et portait une lourde sacoche tandis que la jeune femme qui l'accompagnait lui adressa un grand sourire reconnaissant. 

"Merci, nous avions peur de devoir passer la nuit sous la pluie," dit elle en s'inclinant poliment. L'homme derrière elle s'inclina à son tour. 

"Ne vous inquiétez pas, je ne suis pas la maîtresse de maison," dit la Princesse Pimiko, "mais le domestique censé vous ouvrir la porte a apparemment disparu, alors j'ai préféré vous ouvrir la porte moi-même. Venez, rentrons avant que la pluie ne nous noie sur place." 

Et ils la suivirent dans l'auberge. 

Là, la Princesse Pimiko tenta de retrouver l'aubergiste, mais encore une fois, aucun signe d'elle. Elle grimaca et dit: 

"C'est curieux, elle était encore là il y a quelques heures..." 

Yuko s'immobilisa, et huma l'air. L'homme la regarda avec inquiétude. Il s'était présenté comme étant Zhang Liang, un érudit en voyage vers le Palais des Gogenso, et sa compagne s'appelait Yuko Natsumo, et était l'une des grandes prêtresses du Clan Yasuki, le Clan des Gardiens du Savoir. 

"Qu'y a-t-il ?", dit-il sur un ton tendu. 

"Il règne une étrange odeur dans cette maison, une odeur... 
- ATTENTION !" 

Soudain, la lame d'un sabre s'élanca au devant de Yuko et Pimiko, tranchant net le poignet doté de serres crochues qui avait surgi du mur en papier et avait falli trancher la gorge de la prêtresse. 

"Eshin, c'est toi ! 
- Oui, Princesse. Je vous prie de regagner immédiatement votre chambre, de réveiller nos compagnons et de rassembler nos affaires, nous partons." 

La main tranchée continuait de gigoter sur le sol, ce qui arracha une grimace de dégoût à la Princesse Pimiko. 

"Qu'est-ce que c'est que ca..? 
- Un démon." 

La voie de la prêtresse Yuko était sans équivoque. 

"Zhang Liang, je crois que nous avons bien fait de venir ici. Cet endroit exsude d'énergie maléfique, et nous ferions bien d'y mettre un terme." 

Son ton avait changé, plus ferme et autoritaire. 

"Yuko, je ne sais pas si nous serons de taille cette fois, nous sommes seuls je te rappelle. 
- Et alors ? 
- Eh bien, je ne suis pas sur si tu te rends compte, mais nous ne sommes pas de taille à lutter contre des démons, ne serait-ce qu'un seul. Tu te souviens que la dernière fois il a fallu une douzaine d'Exorcistes pour chasser l'Oni Hamaten... 
- Peu importe. Mon devoir en tant que Prêtresse de Zanonai est de lutter contre les démons. Tu es un Yasuki toi aussi, alors fais moi le plaisir de..." 

Eshin s'interposa : 

"Vous feriez mieux de vous dépêcher de fuir avant qu'un autre démon n'apparaisse..." 

Comme pour prouver ses paroles, une gigantesque créature humanoide surgit du mur, poussant un cri ressemblant à un sinistre feulement, abattant le fragile mur de papier. 

"Vite, Princesse, fuyez ! Je vais essayer de le retenir !" 

Eshin avait à peine dit ces paroles que Yuko s'élanca en avant, murmurant quelques incantations sacrées connues des seuls Exorcistes de Zanonai. Le monstre se figea, comme immobilisé au son des prières de la prêtresse. Le monstre commencait déjà à reculer lorsqu'un tentacule de chair grisâtre jaillit du plancher, s'enroula autour de la jambe de la Prêtresse de Zanonai et l'entraina dans l'obscurité. 

"Yuko !" 

Zhang Liang plongea à sa suite sous le plancher. La princesse allait faire un geste pour le suivre, lorsque Eshin l'en empêcha. 

"Non, votre Altesse, je ne peux vous laisser risquer votre vie. Nous devons aller chercher les autres et partir aussitôt que possible. Votre vie passe avant les nôtres." 

Ils s'élancèrent alors vers l'escalier, Eshin la précédant et guettant avec prudence toute nouvelle manifestation des démons, lorsque l'atmosphère devint tout à coup froide et humide. 

Et l'illusion cessa. 

La somptueuse auberge dans laquelle ils avaient cru pouvoir passer la nuit s'était changée en un manoir en ruine, et l'escalier qu'ils grimpaient à présent était à moitié délabré, semblant peiner à supporter le poids de leur passage. 

"Vite, dépêchons-nous, je sens que le pire est encore à venir," lacha Eshin alors qu'ils foncaient vers l'étage. 

 

   

         
 

 

"La masure semble en ruine, vous pensez que la Princesse aurait pu venir s'abriter ici ? 
- Je l'ignore. Elle est un peu... imprévisible, parfois. 
- Vous la connaissez depuis longtemps ? 
- Depuis un certain nombre d'années en effet. Elle et moi avons fréquenté les mêmes écoles impériales. 
- Vous voulez dire que vous avez été à l'Académie Impériale ? 
- Oui. Ma famille est relativement influente, et je n'ai pas pu y échapper. 
- Vous dites cela comme si c'était un fardeau. J'aurai personnellement tout donné pour devenir un Disciple de l'Ecole d'Escrime Impériale... 
- Détrompez-vous, ce n'est pas la raison pour laquelle je n'ai pas apprécié mon séjour là-bas. 
- Pourquoi alors ? 
- Mon père souhaitait que je suive la Voie du Sabre, alors que mes inspirations personnelles m'ont toujours poussé du côté de la Magie. 
- Je comprends votre tiraillement. Qu'avez-vous choisi, au final ? 
- Hum, j'ai entendu du bruit." 

Ils se tournèrent dans un même mouvement vers un bosquet d'arbres au tronc noir et tourmenté. Les yeux de Ryu s'étrécirent. 

"Il y a effectivement quelque chose, cachée dans ces arbres. Elle nous observe." 

Le samourai s'avanca, et dégaina ses deux sabres, se préparant à un possible assaut. Soudain les arbres se mirent en mouvement, leurs branches comme secouées de spasmes. Mitsunaga recula d'un pas, alors que les branches des arbres noirs fouettaient l'air avec sauvagerie. 

"Je sens une influence démoniaque, Ryu, méfiez-vous ! 
- N'ayez crainte. Nul démon n'aura raison de moi." 

Soudain, une étrange créature à la chair noire et gluante s'arracha du tronc d'un des arbres, s'élancant en poussant un cri sauvage sur Ryu. Celui-ci, bien campé sur ses jambes, vit foncer sur lui la chose monstrueuse, puis, au dernier moment, frappa de son sabre droit, puis entama une série de coups qui l'amenèrent à découper littéralement le démon en multiples tranches. 

La chair noire du démon retomba par paquets sur le sol recouvert de gravier noir, dans un bruit flasque, comme des fruits trops mûrs. 

Brusquement, un cri de femme s'éleva de l'intérieur de la masure en ruine. Les deux hommes se tournèrent d'un geste, et foncèrent vers l'intérieur de la construction, Mitsunaga ayant dégainé son large cimeterre. L'arme luit d'un éclat mystique alors qu'ils s'engagèrent à l'interieur... 

 

   
         
 

 

"Reveille-toi, Takashi ! réveille-toi ! 
- Grmph. " 

La voie du médecin ne dissimulait pas sa peur, et il se mit à secouer son ami, encore endormi dans son futon. 

"Takashi ! Eshin a disparu, et la Princesse aussi, je suis allé voir dans sa chambre ! Il se passe quelque chose !" 

L'ex-ronin se leva en grognant, se passa la main sur les yeux pour se réveiller, et empoigna son énorme no-dachi. Les deux hommes sortirent de leur chambre et partirent à la recherche de leurs deux compagnons disparus. Le médecin s'arrêta brusquement. 

"Attends, Takashi. Je sens quelques chose." 

Une étrange émanation d'énergie maléfique, une énergie sombre mais subtile, cachée ici depuis des ères, voilà ce qu'il sentait. Il ne comprenait pas pourquoi il ne l'avait pas ressenti plus tôt, et se rendit compte que ses connaissance en prêtrise étaient sûrement trop faibles : la puissance des démons qui habitaient ce lieu devait être immense pour parvenir à abuser un prêtre, même novice ! 

Il se mordit la lèvre de colère et de frustration. Il était prêtre, même s'il n'était que novice, et il aurait du sentir le danger ! Si jamais quelque chose arrivait à Pimiko et à Eshin, il ne se le pardonnerait jamais... 

Comme pour répondre à ses pensées, le plafond éclata au dessus de lui, et deux tentacules luisant de sang en surgirent pour le saisir. Si ce n'étaient les réflexes de Takashi qui venait de trancher les monstrueux appendices, il aurait été emporté dans les ténèbres des combles. Il se débarrassa précipitemment avec une grimace de dégoût des horreurs qui continuaient de pendre à ses bras, et emboita le pas à son ami, en direction des escaliers. 

Ils entendirent une voix ricaner, une voix de femme - et ils reconnurent la voix de leur aubergiste. La voix bredouillait des paroles sans signification, mais sur un ton aux accents impies qui forca Samu Jiro à porter ses mains aux oreilles. 

"Attention, Takashi, n'écoute pas ! C'est un Chant de Possession !" 

Il brandit l'un de ses rubans de soie rouge et l'enroula précipitemment autour du crâne de son compagnon dont les yeux viraient déjà au vague. Il sortit l'un de ses talismans de papier, et le planta sur le front de son ami, murmurant des paroles sacrées, et le talisman resta collé au ruban. Takashi battit des paupières, le regard surpris. 

Samu jiro sortit plusieurs de ses talismans de papier et enroula un autre ruban de soie rouge autour de son bras gauche. Ils allaient en avoir besoin. 

 

   
         
 

 

"Yuko, tiens bon ! J'arrive !" 

La grande silhouette de l'érudit se faufilait avec peine dans le petit espace séparant le plancher du sol, et il fut forcé de ramper dans la terre chargée de lourds relents de moisissures. Il voyait la silhouette de Yuko s'éloigner à toute vitesse, traînée par le tentacule démoniaque, lorsqu'une explosion eut lieu devant lui, la poussière lui cachant cachant le corps de la prêtresse. 

Craignant pour la vie de la prêtresse, Zhang Liang redoubla d'effort, et quand il arriva, il vit la prêtresse en train de reprendre son souffle. Des lambeaux de chair noire et suintante étaient semés tout autour d'elle. Yuko avait du se servir de ses pouvoirs d'Exorciste, et à voir ses yeux, elle n'avait pas l'air contente du tout. 

Elle braqua son regard plein de colère sur lui, serrant les dents. 

"Ces démons vont me payer ca. je ne laisserai pas de telles monstruosités souiller plus longtemps cette forêt !" 

Elle se mit à genoux et rampa vers lui, puis le dépassa, et lui dit : 

"Suis-moi, je crois savoir à quel type de démon nous avons affaire... Je crois que la nuit va être longue."